La ville de Chôfu où l’artiste a vécu près de 60 ans est un endroit intimement lié à son œuvre et ses personnages.
Deux lieux sont chers aux fans de Mizuki Shigeru : le premier est Sakaiminato, dans la préfecture de Tottori, où l’artiste a grandi (voir Zoom Japon n°3, septembre 2010) ; le second est Chôfu, la ville de la banlieue ouest de Tôkyô où il a passé les 56 dernières années de sa vie.
Le mangaka s’y est installé en 1959, un an après avoir fait ses débuts en tant que dessinateur de mangas, en travaillant pour le marché florissant des kashihon (livre disponible à la location) à cette période. La ville de Chôfu était devenue l’une des plus grandes villes de la région. Reliée au centre de Tôkyô par la ligne de chemin de fer Keiô, elle s’était rapidement développée après le grand tremblement de terre de 1923 qui avait frappé la capitale et ses alentours, lorsque de nombreuses personnes et entreprises avaient déménagé en banlieue. En 1955, par exemple, elle comptait plus de 45 000 habitants. 10 ans plus tard, elle dépasserait les 100 000 habitants.
Aujourd’hui encore, Chôfu est classée comme l’une des villes japonaises ayant le plus fort taux de croissance démographique. Des quartiers, comme Kichijôji (voir Zoom Japon n°96, décembre 2019) ou Shimo-Kitazawa, apparaissent peut-être plus branchés parmi les jeunes qui aiment s’amuser, mais Chôfu est le seul endroit, en dehors des 23 quartiers centraux de Tôkyô, où la population continue de croître.
Il faut entre 10 et 20 minutes pour rejoindre Chôfu en train depuis Shinjuku. Le Kitarô Bus, un bus coloré, propose plusieurs itinéraires et peut vous emmener partout, mais la meilleure façon d’explorer la ville est à pied ou à vélo. En effet, on ne peut que remarquer toutes les personnes qui se déplacent à vélo et les nombreuses places de stationnement et voies de circulation réservées aux bicyclettes. Selon une enquête récente, 16 % des habitants de Chôfu utilisent la voiture comme principal moyen de transport, tandis que 22 % sont des cyclistes, soit presque autant qu’aux Pays-Bas, considérés comme le pays de la bicyclette par excellence.
Il est intéressant de noter que, selon une étude de l’université de Lund en Suède sur l’impact des bicyclettes sur la vie communautaire, conduire une voiture entraîne une perte de 20 yens pour la société pour chaque kilomètre parcouru en raison des embouteillages et de la pollution atmosphérique, alors que la même distance parcourue à vélo apporte un bénéfice de 20 yens. Par ailleurs, les personnes qui font du vélo pendant 30 minutes par jour verraient leur risque de développer un diabète réduit de 40 %.
Quoi qu’il en soit, la première destination de notre tour de Chôfu est très proche de la gare. La Tenjin-dôri ressemble à première vue à une rue commerçante typique, mais nous découvrons rapidement qu’elle est peuplée de statues à l’effigie de personnages tirés du best-seller du mangaka Kitaro le repoussant (GeGeGe no Kitarô, trad. par Fujimoto Satoko et Eric Cordier, éditions Cornélius). Nezumi Otoko est allongé sur un banc, Neko Musume et Ittan-Mmomen sont assis sur un boîtier de transformateur, et Kitarô lui-même accueille les passants à l’entrée de la rue. Ils ont été installés en 1991 à la suite d’une proposition de Mizuki lui-même, qui avait apparemment l’habitude de faire ses courses dans cette rue. Aujourd’hui encore, elle conserve une atmosphère décontractée. Non loin de là, d’ailleurs, se trouve un bâtiment anodin abritant Mizuki Productions (voir pp. 5-7), la société qui gère l’énorme production créative de l’artiste et planifie les nouveaux projets de mangas et d’anime.
A l’extrémité nord de Tenjin-dôri, on trouve le Fuda Tenjin, un très ancien sanctuaire shintoïste entouré de verdure qui aurait été construit au Ier siècle sous le règne du 11e empereur Suinin. Il est étonnant qu’un espace aussi calme se trouve à seulement 5 minutes de marche de la gare de Chôfu. En plus d’être un célèbre lieu de pouvoir, le lieu est populaire parmi les fans de Kitaro le repoussant en tant que destination de pèlerinage pour les otaku. Selon la version originale de la saga du yôkai, intitulée Hakaba Kitarô (Kitaro du cimetière), le petit bosquet du sanctuaire est également l’endroit où Kitarô est censé vivre. En effet, Chôfu a été une grande source d’inspiration pour le mangaka et nombre de ses œuvres sont, au moins en partie, liées à la ville et à son environnement naturel.
Après avoir dit nos prières et acheté un omikuji (divination inscrite sur une bande de papier) sur le thème de Kitarô, nous reprenons notre marche vers le nord en traversant la jolie rivière locale, la Nogawa, et en passant devant de nombreux champs et magasins indépendants. Bien que Chôfu soit assez proche du centre de Tôkyô, environ 10 % de sa superficie est utilisée comme terre agricole, et il y a un taux relativement élevé d’agriculteurs qui contournent les canaux de distribution traditionnels pour concentrer leurs ventes directement sur la communauté locale. Une grande partie de leurs produits, par exemple, se retrouve dans les repas scolaires, et plus de 60 % des habitants de la ville achètent habituellement des légumes dans des points de vente directe, ce qui contribue à soutenir l’économie agricole locale et à resserrer les liens entre consommateurs et producteurs. Cela permet, entre autres, aux agriculteurs de Chôfu d’utiliser moins de pesticides.
A l’heure de l’économie mondialisée, cette relation traditionnelle a été rompue, car une grande partie de la nourriture que nous consommons quotidiennement provient de loin. Au Japon, par exemple, le kilométrage alimentaire moyen (c’est-à-dire la distance entre la zone de production des aliments et la zone de consommation) est de 16 000 km. En comparaison, le kilométrage alimentaire en Grande-Bretagne est de 4 000 km. A Chôfu, cependant, ce taux est bien inférieur à la moyenne nationale. En d’autres termes, les résidents locaux ont trouvé le moyen d’entretenir une petite économie et, ce faisant, ont renforcé un modèle social où les membres de la communauté s’efforcent de se soutenir mutuellement.
Après environ 15 minutes, nous atteignons Jindai-ji, l’un des temples bouddhistes les plus connus et les plus beaux de Tôkyô. C’est aussi le deuxième plus ancien après le Sensô-ji, à Asakusa (voir Zoom Japon n°46, décembre 2014). Le terrain du Jindai-ji est immense et abrite plusieurs bâtiments, dont ceux de trois anciens temples majeurs de la période Edo (1603-1868) : le Jinjadai, où est enchâssé le Bouddha secret, le Shakadô, et le Fudôdô. La statue du Bouddha Gautama (le fondateur du bouddhisme, connu au Japon sous le nom de Shaka Nyorai) est un bien culturel important qui date du VIIe siècle.
Le nom du temple semble dériver du dieu de l’eau Jinja Daishô, également connu sous le nom de Grand Roi (les deux noms ont le même premier caractère chinois). En effet, une célèbre source se trouve dans l’enceinte du temple, dont l’eau a été sélectionnée comme l’une des meilleures de Tôkyô. Malheureusement, cette abondance d’eau n’a pas suffi à protéger le temple de deux incendies dévastateurs qui ont détruit tous ses bâtiments en 1646 et 1865. L’actuel hall principal, par exemple, est une reconstruction de l’ère Taishô (1912-1925).
Parmi les nombreuses attractions du temple, on trouve un vaste jardin botanique et un cimetière d’animaux morbidement mignon, mais les fans de mangas préféreront sans doute se rendre au Kitarô Chaya, un café et une boutique de souvenirs pittoresques qui illustrent parfaitement la façon dont les temples bouddhistes au Japon sont souvent un mélange de sacré et de profane. Cette structure rétro en bois, vieille de plus de 50 ans, est l’une des premières choses que l’on rencontre en sortant du temple. Ici, vous pouvez apprécier le monde fantastique de Mizuki sous tous ses aspects. Le café a une atmosphère nostalgique qui rappelle le Japon de l’ère Shôwa (1925-1989). Vous pouvez y acheter des articles sur le thème des yôkai et goûter à son menu fantomatique qui comprend des mets délicats comme le zenzai aux châtaignes de Medama-Oyaji (fait en faisant bouillir des haricots rouges dans du sucre) et le miso oden de Nurikabe : une plaque de konnyaku (konjac) trempée dans une sauce miso sucrée. Il y a également une galerie où sont exposées de précieuses illustrations du mangaka.
Le thème principal de Kitaro le repoussant et des autres mangas consacrés aux yôkai est la nécessité pour l’homme de coexister avec la nature et les nombreuses créatures – naturelles et surnaturelles – qui peuplent ce monde. Certaines d’entre elles sont peut-être invisibles, mais après tout, les gens ont toujours imaginé des choses invisibles. Mizuki Shigeru avait l’habitude de dire qu’il avait remarqué une diminution catastrophique du nombre de yôkai dans les zones urbaines surpeuplées et artificielles, où les cinq sens sont surstimulés et où les gens ont perdu leur pouvoir d’imagination. D’un autre côté, les yôkai ont tendance à prospérer dans les zones peu peuplées avec beaucoup d’arbres et de sources d’eau. C’est pourquoi il aimait Chôfu et Jindai-ji en particulier. C’est ici qu’il venait communier avec les animaux, les oiseaux, les divinités bouddhistes et même ses yôkai préférés. Entouré par la splendide vieille forêt de Jindai-ji, on est touché par la puissance et la chaleur de la nature. Regardez autour de vous et vous verrez peut-être Kitarô se cacher derrière l’un des arbres.
Juste à l’extérieur de l’enceinte du temple se trouve un ancien moulin à eau où les habitants de la région venaient moudre le sarrasin et les autres céréales jusqu’à la fin de l’ère Meiji (1868-1912). En fait, les environs de Jindai-ji sont célèbres pour les nombreux restaurants qui servent des nouilles soba au sarrasin. Le goût du bouillon de soupe varie légèrement selon le restaurant, mais tous servent des soba croquantes et fermes.
Ceux qui veulent découvrir davantage l’univers de Mizuki doivent maintenant revenir sur leurs pas et se diriger vers la gare. Un ajout récent au paysage yôkai de Chôfu est le Kitarô Hiroba (Place Kitarô). Ouvert en 2019 sur un site situé entre les stations Chôfu et Nishi-Chôfu, le long de la ligne Keiô, ce terrain de jeu possède des équipements inspirés des yôkai et des personnages du mangaka, notamment le toboggan de la maison de Kitarô et le banc Ittan Momen. Le lieu et ses équipements ont été créés et sont actuellement entretenus grâce à un système de financement participatif.
L’étang Kappa no Sanpei (qui n’est malheureusement pas un vrai étang) a été ajouté cette année pour célébrer le 60e anniversaire de la publication originale de l’histoire. Mon copain le kappa (Kappa no Sanpei, trad. par Nathalie Bougon et Victoria-Tomoko Okada, éditions Cornélius) est un manga sur un garçon appelé Sanpei qui ressemble à un kappa (voir Zoom Japon n°105, novembre 2020). Un jour, Sanpei en rencontre un vrai et est introduit dans son monde mythologique. Portrait d’un monde idyllique où humains, animaux et yôkai coexistent pacifiquement, vivant ensemble dans les montagnes, ce manga est considéré comme l’un des chefs-d’œuvre de Mizuki.
Ce dernier s’est inspiré des nombreuses légendes sur les kappa qui étaient censés vivre dans le Shimonogawa, un petit ruisseau de Sakaiminato, sa ville natale. D’autres éléments autobiographiques peuvent être trouvés dans la façon dont la campagne où vit Sanpei est modelée sur
Ôtsuka, village de la préfecture voisine de Shimane qui était la ville natale de Nunoe, la femme de l’artiste. De même, le grand-père de Sanpei a été inspiré par le père de Nunoe.
Mon copain le kappa a d’abord été imaginée comme une histoire pour kamishibai (théâtre de papier) en 1955 et a ensuite été transformé en manga de location entre 1961 et 1962, mais sa publication a été interrompue lorsque l’éditeur a fait faillite. Par la suite, il a été publié dans différents magazines de manga, tels que Bokura (1966) et Shônen Sunday (1968), et a également fait l’objet d’une adaptation télévisée et d’un film d’animation réalisé par Hirata Toshio en 1993.
Notre promenade autour de Chôfu sur le thème de Mizuki se termine à Kakushô-ji, un temple appartenant à l’école bouddiste Jôdo Shinshû (Ecole véritable de la Terre pure). Nous y trouvons la tombe de l’artiste. Le Kakushô-ji est une ramification de l’Edo-Asakusa Gobô, un temple construit à Asakusa à l’époque d’Edo mais qui a brûlé dans un incendie en 1657 avant d’être rebaptisé Hongan-ji et déplacé par le shogunat sur un terrain en friche dans le quartier de Tsukiji. Même le Kakushô-ji était à l’origine situé dans un autre quartier de Chôfu, mais en 1944, les autorités militaires, qui prévoyaient de construire un aéroport dans la région, ont ordonné sa relocalisation forcée sur son site actuel avec deux temples adjacents, le Chôsen-ji et le Kôgaku-ji.
La tombe de Mizuki Shigeru est facile à trouver parmi la mer de pierres tombales grises plates car elle est gardée de chaque côté par les statues de Kitarô et Nezumi Otoko. Sur la pierre tombale sont gravés les mots “Namu Amida Butsu”, qui peuvent être traduits par “Sauve-moi, Bouddha Amida”. Une clôture basse en pierre entoure la pierre tombale sur trois côtés, et divers yôkai et autres figures ont été gravés sur son côté extérieur. On reconnaît Neko Musume et d’autres personnages populaires.
La tombe a en fait été construite en 1987, alors que le mangaka avait encore la soixantaine. Selon le prêtre en chef du Kakushô-ji, il prévoyait à l’époque de se rendre en Papouasie-Nouvelle-Guinée où il avait failli mourir pendant la guerre du Pacifique et où il s’était lié d’amitié avec la population locale. Il voulait faire des recherches sur les croyances spirituelles, mais sa femme Nunoe s’inquiétait pour sa santé et lui suggéra d’ériger une pierre tombale, au cas où.
Malgré le fait que la famille de Mizuki appartenait à l’école bouddhiste Sôtô, il a choisi Kakushô-ji comme lieu de son dernier repos. Il venait souvent au temple après sa promenade quotidienne car il aimait son atmosphère. Le hall principal se trouve à côté d’un arbre touffu, et il faut emprunter un passage étroit pour atteindre le cimetière à l’arrière du temple. Le mangaka a probablement ressenti la présence amicale des yôkai qu’il aimait tant.
Le Kakushô-ji abrite également une œuvre dessinée par l’artiste lui-même et offerte au temple pour commémorer la construction de la nouvelle salle principale, en 2001. Elle représente une carte de la Terre pure Shinshû. Tous les êtres humains qui errent dans le monde à la recherche du Paradis sont confrontés à deux rivières. Respectivement constituées de feu et d’eau, elles sont une métaphore du conflit entre l’amour et la haine. La route blanche qui se trouve entre les deux (elle symbolise un cœur pur souhaitant le paradis) s’étend vers la rive opposée. Il s’agit d’une représentation imagée de l’enseignement bouddhiste selon lequel tous les croyants peuvent traverser la route blanche sans hésitation et atteindre le paradis en gardant Amida à l’esprit. Cependant, dans le cas de l’œuvre de Mizuki, les croyants représentés dans la peinture sont Nezumi Otoko et Kitarô chevauchant des Ittan-Momen (espèce de yokai formé à partrir d’un rouleau de coton).
Malheureusement, cette œuvre se trouve dans le hall principal et ne peut être vue que lors d’occasions spéciales. Cependant, on peut toujours admirer la tombe de Mizuki, à la fois mignonne et terrifiante, et étudier le vaste éventail de cadeaux (fleurs mais aussi beaucoup de sucreries, d’en-cas, de canettes de boissons gazeuses et de bière) laissés par les nombreux fans qui viennent la voir de tout le pays.
G. S.